Une Vierge strasbourgeoise à New-York

Les hasards des voyages surprennent toujours. Pendant un séjour à New-York, un touriste strasbourgeois peut se penser bien loin de sa cathédrale. Et pourtant, au détour d’une salle des Cloisters, la section du Metropolitan Museum of Arts consacrée au Moyen Âge, il se trouvera face à une représentation de la Vierge quasiment grandeur nature, provenant indubitablement du Dom de Strasbourg. Comment est-elle arrivée là ?

Durant tout le Moyen Âge, la nef, accessible aux fidèles, est clairement distinguée du chœur, réservé à l’évêque et aux chanoines, le collège de prêtres qui l’assiste. Cette séparation est manifestée par une galerie fermée, appelée jubé. Aussi paradoxal que cela semble à nos yeux contemporains, le peuple vivait l’Eucharistie par l’ouïe en écoutant prières, chants, instruments, tintements ; l’odorat grâce aux encens et autres fumigations ; mais pas par la vue : cet édicule massif et opaque dissimulait aux regards l’acmé de la célébration liturgique.

La cathédrale de Strasbourg ne fait pas exception : le chantier de reconstruction de la nef inclut aussitôt un nouveau jubé, édifié vers 1250 ou vers 1265. Il nous est bien connu grâce à une gravure sur cuivre de sa face avant, côté nef, réalisée par Jean-Jacques Arhardt vers 1660. Il comprenait sept arcades surmontées de gâbles ; entre chacun d’entre eux était insérée une statue, soit quatorze en tout. L’iconographie en est assez attendue : le cortège des douze apôtres avec, au centre, la statue de la dédicataire de l’église, Marie, qui attirait ainsi tous les regards.

Cette ferme séparation dans l’espace intérieur de l’église est acceptée pendant plusieurs siècles, mais à la fin du Moyen Âge, les fidèles tolèrent de moins en moins ce qu’ils vivent maintenant comme une forme d’exclusion. Le contact visuel direct, la participation collective à la cérémonie fait partie des revendications les plus fortes des réformateurs du XVIe siècle, et la Papauté finit par leur donner raison : lors du concile de Trente (1545-1563), les évêques décident la destruction des jubés.

À ces dates, Strasbourg a déjà basculé dans la Réforme luthérienne, et ces décrets n’y ont donc pas d’impact. Aussi, si ailleurs en France les jubés ont presque entièrement disparu, il en reste plusieurs dans la capitale alsacienne : à Saint-Pierre-le-Vieux protestant, à Saint-Pierre-le-Jeune protestant et à Saint-Guillaume. Les protestants n’ont guère le besoin d’engager des frais pour les abattre et préfèrent les intégrer dans les réaménagements intérieurs, en fonctions de leurs besoins. Par ailleurs, l’interprétation locale du luthéranisme est peu sensible à l’iconoclasme, et les anciennes images chrétiennes sont assez facilement tolérées. Dans la cathédrale, le jubé est laissé intact, et l’espace oriental, précédemment le plus sacré, est simplement abandonné par les officiants. Marie est donc toujours au centre, exactement dans l’axe du regard de celui qui remonte le vaisseau principal de la nef.

Tout change après 1681. Louis XIV, conquérant, s’empresse de rendre l’édifice à son évêque et y rétablit le culte catholique. Après une parenthèse protestante de plus d’un siècle et demi, il faut revoir la disposition intérieure, non seulement pour effacer les aménagements propres au luthéranisme, mais encore pour « mettre à jour » le mobilier médiéval en fonction des évolutions liturgiques : dès 1682, le jubé est abattu.

Toutefois, il ne s’agit pas d’iconoclasme à proprement parler : il n’y a pas de « fureur » dans ces opérations. L’évêque, Guillaume-Egon de Fürstenberg, semble d’ailleurs très sensible à la qualité du jubé du XIIIe siècle : il fait desceller soigneusement les plus grandes statues, conservées en vue d’un éventuel remploi. C’est d’ailleurs bien loin de leur emplacement initial, dans les niches d’une tourelle de l’octogone de la tour, que dix d’entre elles furent identifiées en 1893 par Johann Knauth. Elles sont aujourd’hui regroupées au sein des collections du Musée de l’Œuvre Notre-Dame. Dans les années 1930, le conservateur du musée, Hans Haug, a même entrepris une reconstitution partielle du jubé pour mieux les valoriser. Mais il manque une perle à la couronne : Marie, absente de l’octogone et qui semble définitivement perdue…

Grâce aux documents anciens et aux statues conservées à Strasbourg, James J. Rorimer, conservateur aux Cloisters, peut en 1949 identifier une statue qu’il vient d’acquérir comme étant la Vierge du jubé de la cathédrale. Sa proposition est aussitôt acceptée, et ne sera pas contestée. Mais comment cette pièce est-elle arrivée là ? Le MET l’a acquise sur le marché de l’art, sensible à son indéniable qualité ; elle passait de mains en mains entre France et Angleterre, anonyme. Au fur et à mesure que l’on remonte le temps, sa trace se dilue jusqu’à une ultime piste : Sarrebourg. C’est déjà loin de Strasbourg, mais c’est encore proche de Saverne : au XVIIIe siècle, le vaste château épiscopal est la résidence principale des princes-évêques, qui y multiplient travaux et aménagements. S’étaient-ils appropriés cette statue alors en déshérence ? Imaginer les Rohan, adeptes du grand goût versaillais, sensibles à leur tour à son charme tout gothique est séduisant… Ils prendraient ainsi part à la lignée des amateurs sensibles à sa beauté, que notre visiteur alsacien venu en Amérique rejoint à son tour, pour quelques instants.

Julien Louis
Ill. : Francis Klakocer

Retour en haut